« Les camps doivent être une solution d'urgence, et non pas un lieu d'habitat qui se pérennise » : comment les politiques de fermeture des frontières produisent les camps de personnes exilées en Europe.
Juliette Cailloux, directrice générale de l'observatoire des camps de réfugiés - Publié le 16 octobre 2025
En Europe, les camps de personnes exilées se sont multipliés depuis 2015, et se transforment en espaces d’attente et de suspension des droits qui se pérennisent. Juliette Cailloux, directrice générale de l’observatoire des camps de réfugiés (O-CR), nous parle des mécanismes politiques à l’origine du phénomène d’encampement.
Depuis 10 ans et le début de la crise de l’accueil, les camps de personnes exilées se sont développés sur le territoire européen. Comment y sont-ils répartis, avec quelles évolutions, et pourquoi ?
L’encampement en Europe s’est intensifié depuis 2015 avec une géographie particulière, dessinée par les politiques de contrôle des frontières et l’absence de solidarité entre États européens dans l’accueil des personnes exilées. L’O-CR a créé une cartographie des lieux d’encampement, qui montre une forte concentration au niveau des frontières extérieures : les îles grecques, la frontière balkanique, les enclaves espagnoles, et des points stratégiques de passage comme les camps de Calais et de Grande-Synthe ou la frontière franco-italienne.
En 10 ans, le chiffre a triplé : il y avait à l’époque environ 50 000 personnes qui vivaient dans des campements, tandis que l’on s’approche aujourd’hui de 150 000. Cela s’explique par les choix politiques européens : l’Europe repousse la gestion de la migration aux frontières. Les « hotspots », qui devaient être des centres temporaires, sont devenus des camps permanents. Lorsque les personnes exilées tentent de se déplacer vers d’autres pays européens, l’absence de mécanisme de solidarité entre les États et l’impossibilité de déposer l’asile dans leur pays de destination les bloque dans des espaces informels. On trouve aussi beaucoup de camps dans les zones de transit, le long des routes migratoires.
Les politiques européennes, et notamment le récent Pacte sur la migration et l’asile, sont régulièrement critiquées pour leur manque d’ambition et de coordination entre pays européens en matière d’accueil. Quelles sont les conséquences sur l’encampement ?
Le manque de voies d’accès légales au territoire européen pousse les personnes vers des routes migratoires dangereuses, informelles et coûteuses, qui alimentent l’encampement. À leur arrivée, elles sont souvent dirigées vers des « hotspots » et maintenues dans des centres fermés, parfois pendant plusieurs mois. Il s’agit d’espaces d’enfermement où les droits fondamentaux sont suspendus, dans des États de première entrée comme Malte, Chypre, la Grèce, l’Italie ou encore l’Espagne. En l’absence de mécanismes de relocalisation dans d’autres États membres pour que leur demande d’asile y soit examinée, ces Etats assument une responsabilité disproportionnée sur leurs épaules avec des populations qui sont maintenues sur leur territoire au lieu d’être accueillies dans toute l’Union européenne.
En Europe, à la différence des camps administrés par des organisations onusiennes visibles dans d’autres régions du monde, les camps semblent majoritairement informels et autogérés, parfois même lorsqu’ils sont issus de hotspots organisés par les États européens. Qu’en est-il de leur gestion et de leur organisation interne ?
L’O-CR s’intéresse à une diversité de formes de camps : ceux de réfugiés, de demandeurs et demandeuses d’asile, de personnes déplacées à l’intérieur de leur pays, ou camps informels. Cette approche élargie, défendue et théorisée par Michel Agier dans l’ouvrage « Un monde de camps » qui explique que l’encampement prend des formes variées mais fondées sur la même logique d’exclusion et de contrôle, est essentielle.
Les camps « officiels » ont des places limitées, largement dépassées par le nombre de personnes accueillies ; ce phénomène de surpopulation est régulier et documenté. Des milliers de personnes dorment à côté du camp ou dans des extensions que personne ne peut voir, des camps informels. Dès qu’on sort du camp officiel, il n’y a plus de responsabilité étatique, donc plus d’obligation à fournir de l’eau, de l’électricité, des sanitaires, et plus de comptes à rendre aux ONG ou aux médias.
Les systèmes d’autogestion sont très fréquents, en réaction aux carences des Etats. Les personnes développent des systèmes de distribution de nourriture, des systèmes scolaires, ou de soins médicaux parallèles. Ce sont des capacités de résistance et de solidarité indispensables, mais qui ne compensent pas l’abandon des États.
Quelles conséquences la vie dans les camps a-t-elle sur les personnes exilées et leur intégration ?
Les personnes exilées ont un parcours migratoire semé de violence, de leur départ à leur arrivée dans les camps. En ne donnant pas accès aux droits les plus fondamentaux, on traumatise à nouveau, donnant lieu à des problèmes de santé mentale qui peuvent perdurer des années après la sortie des camps et qui bien souvent ne sont pas pris en charge.
Pour ce qui est de l’intégration, dans les camps, les personnes exilées perdent souvent leur qualification professionnelle. Elles passent des années sans accès à l’information, sans exercer leur métier, sans apprendre la langue du pays. Les enfants qui grandissent dans ces camps subissent aussi cette exclusion : la suspension de la scolarisation peut compromettre leur avenir et perpétue la marginalisation. Les camps ne sont pas des salles d’attente avant l’intégration, mais un processus de marginalisation durable qui détruit les liens sociaux, les capacités et l’estime de soi des personnes en exil.
En quoi le phénomène d’encampement participe-il au processus d’invisibilisation des personnes exilées ?
L’encampement rend à la fois visible et invisible : tout le monde sait que les camps existent, mais personne ne veut voir ce qui s’y passe réellement. C’est ce vide que tente de combler l’Observatoire des camps de réfugiés. L’invisibilisation est géographique, puisque les camps se trouvent dans des zones isolées : île, zone industrielle, forêt. Il y a également une invisibilité juridique : les droits fondamentaux sont suspendus, dans des lieux qui n’ont aucune existence juridique.
Médiatiquement, le sujet de l’encampement oscille entre surmédiatisation et oubli : on voit des articles catastrophistes lors de crises, puis un oubli total. La temporalité médiatique empêche une compréhension structurelle du phénomène : on maintient l’opinion dans l’émotion plutôt que dans l’analyse, et on déshumanise les personnes en parlant de flux et de chiffres, sans représentation médiatique de ce qu’elles vivent.
Selon vous, quelles sont les actions concrètes à entreprendre pour mettre fin à ce processus d’encampement et ses conséquences ?
Notre objectif n’est pas de supprimer les camps, mais de lutter contre la logique d’encampement qui transforme ces espaces en lieux durables de contrôle, de marginalisation et d’abandon. Nous demandons des lieux temporaires d’accueil et de transit avec une approche fondée sur les droits humains. Il ne faut pas démanteler les camps existants, mais ouvrir des voies légales d’accès au territoire européen (des visas humanitaires ou des couloirs de protection), qui permettraient de résorber les camps à l’extérieur des frontières européennes. Permettre aux personnes vivant dans des camps européens de rejoindre d’autres États membres, à travers un mécanisme de solidarité, est aussi nécessaire pour endiguer leles camps sur le territoire européen.
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