« Instrumentalisation » de la migration : la Commission mise sur des dérogations en matière d’asile
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Annoncé dans le « Pacte sur la migration et l’asile » présenté en septembre 2020 et dans la stratégie de juin 2021 « pour un espace Schengen pleinement opérationnel et résilient », le projet de réforme du Code frontières Schengen a été dévoilé par la Commission européenne le 14 décembre dernier, en amont de la présidence française du Conseil de l’UE qui a démarré le 1er janvier. Deux propositions de règlement ont été présentées : l’une visant à modifier le régime de franchissement des frontières par les personnes et une autre visant à « faire face aux situations d’instrumentalisation dans le domaine de la migration et de l’asile ».
Alors que le principe de libre circulation de l’espace Schengen a été mis à l’épreuve par les menaces terroristes, le manque de coordination des États membres suite à la hausse des demandes d’asile en 2015 et, plus récemment, par la pandémie de Covid-19 – les États européens ont peu à peu réintroduit des procédures de contrôle aux frontières, internes comme externes, et ce souvent au détriment de l’accueil des personnes en besoin de protection. Le 3 février dernier, à l’issue d’une réunion informelle des ministres de l’Intérieur européens, une quinzaine d’États membres ont à nouveau réitéré leur demande de financer des « barrières physiques » aux frontières extérieures de l’Union via le budget de l’UE.
En parallèle, certains pays tiers voisins exploitent les personnes en besoin de protection pour tenter de déstabiliser l’UE, à l’instar de la Biélorussie récemment, ce qui a entrainé l’adoption par les États membres de mesures à la frontière disparates et souvent contraires au droit européen. Face à cette situation, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen avait déjà évoqué, lors de son discours sur l’état de l’Union du 15 septembre 2021, que des mesures seraient présentées afin de lutter contre « l’instrumentalisation des migrants à des fins politiques » par des pays tiers.
Des mesures dérogatoires d’accès à l’asile en cas de « situations d’instrumentalisation »
En cas de telles situations, comme dans le cas de la Biélorussie, la proposition de règlement présentée par la Commission européenne vise à mettre en place des mesures dérogatoires au régime d’asile européen commun, en matière de procédures, de conditions d’accueil et de retour.
Les délais d’enregistrement des demandes d’asile pourraient être portés jusqu’à quatre semaines, contre trois à dix jours actuellement – tandis que les délais d’instruction des demandes pourront être étendus à seize semaines au lieu des quatre actuelles et s’effectuer dans le cadre de procédures à la frontière. Comme le souligne une analyse du Conseil européen pour les réfugiés et les exilés (ECRE), l’allongement des délais d’enregistrement risque pourtant d’entrainer une violation des droits attachés au statut de demandeur d’asile – notamment en matière d’accueil et de protection contre les refoulements.
La proposition de la Commission prévoit également de « restreindre les flux » en autorisant le dépôt des demandes d’asile uniquement à des points d’enregistrement précis situés à proximité de la frontière, notamment à des points de passage frontaliers officiels. Si la directive européenne « procédures » de 2013 autorise les États membres à exiger que les demandes d’asile soient introduites en un lieu désigné, cette disposition ne peut entraver un accès effectif à l’asile, ni justifier les violations du principe de non-refoulement consacré par la Convention de Genève, comme le rappelle la Cour européenne des droits de l’Homme dans un arrêt rendu le 8 juillet 2021. En Lituanie seulement, près de 8 200 personnes en besoin de protection ont été victimes de renvois sommaires vers la Biélorussie depuis août 2021.
Si la Commission européenne indique en outre dans sa proposition que le placement en rétention des demandeurs devrait être une mesure « de dernier recours » le temps de l’examen des demandes d’asile à la frontière, les pratiques actuelles des États membres tendent vers un large recours aux lieux de privation de liberté. À titre d’exemple, en Pologne, près de 1 600 personnes sont actuellement retenues dans des centres fermés à la frontière biélorusse, pendant une période de seize semaines en moyenne.
Les États membres pourraient également fixer des conditions matérielles d’accueil qui ne couvriraient que les besoins fondamentaux, tels que l’accès à la nourriture, à l’eau, aux vêtements, à des soins médicaux d’urgence et à un abri temporaire. ECRE souligne que si le recours à cette disposition doit être dûment justifié, il paraît difficilement envisageable que cette dernière, qui permet à un État membre de ne couvrir que des besoins fondamentaux pour une période pouvant aller jusqu’à 16 semaines, puisse permettre de garantir « un niveau de vie digne à tous les demandeurs » comme le prévoit la proposition. De plus, la présence facultative des agences de l’UE réduit les possibilités de contrôle et de signalement des manquements. Par ailleurs, la directive européenne de 2013 sur les conditions d’accueil permet déjà aux États membres de fixer des modalités de conditions d’accueil matérielles différentes, pour une période qui doit être aussi courte que possible. La proposition de règlement viserait ainsi à légitimer une pratique dérogatoire déjà existante.
En parallèle de ces mesures, les États membres pourraient appliquer des procédures plus rapides pour renvoyer les personnes déboutées de leur demande d’asile, en dérogeant aux dispositions contenues dans la proposition de refonte de la directive européenne « retour » en négociation depuis 2018. Si la Commission rappelle que les États membres sont tenus de respecter le principe de non-refoulement, tout en garantissant pleinement les droits fondamentaux des personnes, les pratiques actuelles documentées aux frontières extérieures de l’Union suscitent l’inquiétude des organisations de la société civile. Dans le cadre de son état d’urgence prolongé jusqu’au 1er mars, la Pologne a notamment adopté le 14 octobre dernier une loi autorisant le renvoi immédiat des personnes ayant franchi la frontière de manière irrégulière, sans procéder à un examen individuel du besoin de protection, légalisant ainsi la pratique des « pushbacks », pourtant contraire au droit international et de l’UE.
Un risque de pérennisation des dérogations en matière d’asile
La plupart des dispositions contenues dans la proposition de règlement dans le cadre du projet de réforme de l’espace Schengen reprennent celles déjà prévues par la proposition de décision du Conseil présentée par la Commission européenne le 1er décembre dernier, visant à introduire des mesures provisoires d’urgence en faveur de la Lettonie, de la Lituanie et de la Pologne à la frontière biélorusse.
Toutefois, la proposition de règlement rendrait permanentes les dérogations prévues à la frontière biélorusse, en autorisant les États membres à y recourir en cas de « situations d’instrumentalisation ». Comme le souligne ECRE dans son analyse, la définition de ce terme est si vaste que de nombreux États membres risquent de se soustraire fréquemment aux dispositions prévues par le droit européen en vigueur, notamment au vu des violations déjà observées aux frontières extérieures de l’UE.
Alors que la proposition de règlement relative aux « situations d’instrumentalisation » doit encore être examinée et adoptée par le Parlement européen et le Conseil de l’UE – la France, qui a endossé la présidence du Conseil le 1er janvier dernier, pourrait jouer un rôle déterminant dans l’avancée des négociations. La réforme de l’espace Schengen figure ainsi parmi les priorités du programme de la présidence française, qui a poussé pour l’adoption d’un « conseil Schengen » lors de la dernière réunion informelle « Justice et affaires intérieures » de l’UE du 3 février dernier.
Les ministres des Affaires intérieures de l’UE se réuniront à nouveau le 3 mars prochain pour discuter du projet de réforme de l’espace Schengen et de la proposition de décision du Conseil à la frontière biélorusse. Si les États membres n’ont pas encore trouvé d’accord sur cette dernière proposition suite au blocage de la Pologne – son adoption pourrait toutefois permettre d’ouvrir la voie à celle du règlement visant à faire face aux « situations d’instrumentalisation », qui légitimerait des mesures entravant le droit d’asile au sein de l’UE.
Article publié le 15/02/2022