La Tunisie, entre pays de transit et de destination : « l’instabilité politique nous place dans une incertitude absolue »
Sherifa Riahi, directrice de Terre d’asile Tunisie, l'antenne tunisienne de France terre d'asileAlors que la Tunisie est l’un des points de départ les plus empruntés par les personnes exilées pour se rendre en Europe en alternative à la Libye, la crise économique et sociale qui frappe le pays impacte les personnes migrantes présentes dans le pays et pousse de plus en plus de Tunisiens à tenter la traversée de la Méditerranée. Entretien avec Sherifa Riahi, directrice de Terre d’asile Tunisie.
Quel accompagnement Terre d’asile Tunisie propose aux personnes migrantes, notamment à Sfax, dans le sud du pays ?
Le bureau de Sfax a été ouvert en 2016 et offre le même accompagnement qu’à Tunis depuis 2014 et à Sousse depuis le 15 août dernier. Nous ne travaillons pas seulement avec des demandeurs d’asile et des réfugiés mais avec toute personne étrangère en situation de vulnérabilité.
Sur les aspects de protection, nous proposons une assistance, des informations juridiques et de la médiation. Nous accompagnons également les bénéficiaires dans tous types de démarches administratives, allant de la création d’entreprise à la constitution d’un dossier de demande d’asile en passant par des demandes de régularisation. Nous pouvons également mobiliser des avocats selon les besoins et nous assistons les personnes en détention ou placées dans des centres de rétention.
Concernant le volet social, dans le cadre d’interventions d’urgence, nous assurons la distribution de kits d’hygiène, vestimentaires et alimentaires. Nous disposons également de dispositifs d’aide au logement en prenant en charge des frais de location, d’aide à la scolarisation et octroyons des aides financières aux personnes hébergées au sein de nos dispositifs d’urgence ou en appartements. Nous pouvons également prendre en charge des frais médicaux en cas de situations d’urgence.
Nous gérons deux dispositifs d’hébergement à Tunis : un hébergement d’urgence dans des hôtels conventionnés et un dispositif d’hébergement urbain constitué de quatre appartements. À Sfax, nous gérons également des hébergements d’urgence dans un hôtel ou un foyer, et un hébergement plus durable permettant d’accueillir des personnes pendant six mois ou un an dans un dispositif d’hébergement collectif. Nous proposons également des activités socio-culturelles, notamment des sorties pour les familles et des ateliers pour les enfants.
Quels sont les profils des personnes accompagnées par Terre d’asile Tunisie ?
Nous avons plusieurs profils, notamment des étudiants ou jeunes diplômés, des migrants économiques, des travailleurs étrangers, des demandeurs d’asile, des réfugiés, des victimes de traite, de discriminations et de violences, des mineurs non accompagnés, des familles monoparentales – principalement des mères isolées -, ou encore des personnes de la communauté LGBTQI+. Nous prenons également en charge des personnes rescapées qui ont été secourues en mer au large des côtes tunisiennes.
Concernant les nationalités, nous accueillons principalement des personnes originaires d’Afrique de l’Ouest, majoritairement des Ivoiriens, bien que cette tendance soit à la baisse depuis quelques années. Depuis deux ans environ, nous recevons de plus en plus de personnes originaires de l’Afrique de l’Est, notamment des Érythréens, des Soudanais et des Somaliens. Nous accueillons également des Yéménites et des Syriens dans une moindre mesure.
Les personnes arrivent de trois manières différentes : par voie aérienne, en particulier pour les personnes de l’Afrique de l’Ouest, tandis que la voie terrestre concerne principalement les personnes originaires de l’Afrique de l’Est arrivées depuis la Libye ou l’Algérie. Enfin, il y a les personnes secourues en mer, parties depuis la Tunisie ou la Libye, et qui ont été interceptées au niveau des eaux territoriales tunisiennes et ramenées en Tunisie. Cela arrive assez fréquemment. Suite aux accords italo-libyens pour la gestion des frontières, la traversée est devenue trop dangereuse depuis la Libye. Les personnes interceptées par les garde-côtes libyens sont souvent maltraitées et placées en centres de rétention étatiques ou gérés par les milices, où elles subissent des atrocités. Les personnes préfèrent donc partir depuis la Tunisie. Selon le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), près de 23 500 personnes migrantes ont été interceptées et ramenées en Tunisie entre janvier et septembre 2022, une nette augmentation par rapport aux années précédentes.
Les personnes migrantes voient-elles la Tunisie comme un pays de transit ou de destination ?
Nous observons les deux phénomènes. De plus en plus de familles se stabilisent aujourd’hui en Tunisie, y compris via la scolarisation des enfants. Malgré les tensions sociales en Tunisie, le climat est plus sécurisé pour eux que dans leurs pays d’origine. Les personnes essayent donc de se stabiliser en Tunisie, et même si elles travaillent souvent dans des milieux informels et précaires, elles bénéficient d’une certaine sécurité en Tunisie contrairement à la Libye. Il y a également des personnes qui arrivent en Tunisie après avoir traversé le Sahara, et souhaitent ensuite tenter la traversée de la Méditerranée.
Nous assistons également depuis 2017 à une augmentation des départs de Tunisiens, une tendance à la hausse depuis le début de cette année, avec près de 16 700 Tunisiens qui sont arrivés en Italie au 31 octobre, soit 20 % des arrivées dans la péninsule. Quelle est la raison de cette augmentation ?
Les personnes partent principalement pour des raisons économiques, mais également en raison de la situation politique instable. Les personnes se sentent privées de certaines libertés, certains jeunes ont peut-être les moyens économiques et financiers de vivre dignement en Tunisie mais n’ont pas le mode de vie qu’ils souhaitent, notamment les personnes de la communauté LGBTQI+.
Les politiques européennes de restrictions de visas entraînent également une augmentation des départs de Tunisiens par des voies irrégulières. Un jeune qui voudrait voyager vers l’Europe et qui n’arrive pas à obtenir un visa même s’il a une situation stable en Tunisie peut être tenté d’emprunter des voies irrégulières pour partir, y compris par la traversée dangereuse de la Méditerranée.
Il y a de plus en plus de départs de mineurs non accompagnés mais également de familles. Avant l’immigration était masculine, des hommes adultes qui partaient pour travailler et améliorer leurs conditions de vie. Depuis un certain temps on assiste à une féminisation des départs, des femmes qui partent seules ou avec des enfants, ou bien des familles entières. Nous observons également de plus en plus de mineurs, proches de l’âge adulte, qui partent seuls. Il arrive souvent que leur famille les envoie pour qu’ils puissent bénéficier de meilleures conditions de vie et d’une scolarisation.
Face à la hausse du nombre de départs et de traversées, les autorités ne réagissent malheureusement que sur le plan sécuritaire via le renforcement des contrôles aux frontières, ce qui n’est pas du tout efficace. Il n’y a aucune campagne de sensibilisation ni de recherche des causes de ces départs, notamment des jeunes.
En parallèle, l’Italie s’est vantée de renforcer les équipements et les moyens des garde-côtes tunisiens pour la gestion des frontières. Des interceptions se font en amont des départs, ou bien après dans les eaux territoriales. D’après des communiqués du FTDES, les garde-côtes tunisiens sont même soupçonnés d’intercepter des embarcations au-delà des eaux territoriales tunisiennes, dans les eaux internationales.
Comment l’instabilité politique et économique grandissante impacte-t-elle la situation des personnes migrantes en Tunisie, notamment dans le sud ?
Ce qui est très visible c’est la tension sociale grandissante. Il y a deux ans, la ville de Sfax était une ville pilote pour Terre d’asile Tunisie car c’était une ville très accueillante, avec une belle cohabitation entre les personnes étrangères et les Tunisiens. Toutefois, depuis deux ans nous assistons à des tensions sociales, des actes discriminatoires et un discours de haine grandissants, largement amplifié par les médias et certains décideurs politiques.
Cette instabilité politique nous place dans une incertitude absolue dans le cadre de notre travail de plaidoyer. Dès que l’on commence à établir un lien de confiance avec un décideur politique, que les personnes commencent à être sensibilisées, il y a un changement au niveau des directions générales dans les ministères et nous sommes obligés de tout recommencer. Cela fragilise la situation des personnes migrantes car aucune action ne réussit à aboutir. L’instabilité politique mène également à une réticence dans la prise de décision. Ainsi, même si la personne est convaincue, elle n’osera pas forcément agir car cela pourrait se répercuter sur sa position.
Quelles sont les perspectives de développement des projets menés à Sfax en fonction de l’évolution de la situation socio-politique de la région ?
Nous souhaiterions travailler sur un accompagnement durable et non plus uniquement d’urgence. Nous voulons travailler sur des projets de vie, accompagner la personne à renforcer son autonomie grâce à des actions de formations et d’accès à l’emploi. Nous souhaitons également renforcer notre plaidoyer sur la question de la régularisation des travailleurs sans-papiers de manière sectorielle, et, concernant les enfants, améliorer les taux de scolarisation afin de parvenir à une meilleure intégration économique et sociale.