En Espagne, une nouvelle campagne de régularisation à contre-courant du repli européen
Équipe plaidoyer de France terre d’asile - Publié le 2 mai 2025
Pour la neuvième fois de son histoire, l’Espagne instaurera en mai 2025 une réforme facilitant la régularisation « extraordinaire » de dizaines de milliers de personnes migrantes. Si ces titres de séjour permettent aux bénéficiaires de travailler et résider régulièrement sur le territoire, des obstacles à l’intégration des personnes étrangères et à leur accès aux services publics subsistent.
« Nous, Espagnols, sommes les enfants de l’immigration. Nous ne serons pas les parents de la xénophobie ». En novembre 2024, le gouvernement espagnol a adopté une réforme qui devrait permettre, à partir du 20 mai 2025, de régulariser jusqu’à 300 000 personnes en situation irrégulière par an pendant les trois prochaines années.
Pour le Premier ministre Pedro Sanchez, membre du parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), « l’Espagne doit choisir entre être un pays ouvert et prospère ou être un pays fermé et pauvre ». Si le gouvernement défend l’accueil des personnes étrangères pour des raisons humanistes, il met aussi en avant les effets positifs de l’immigration pour le pays, particulièrement touché par le vieillissement de la population et la baisse de natalité. Selon le gouvernement, l’immigration permet à l’Espagne de pallier la baisse démographique et le manque de main-d’œuvre, de soutenir la croissance économique et de maintenir son État-providence.
La réforme simplifie les procédures d’obtention des titres de séjour et de travail à travers un mécanisme de régularisation, dit par « enracinement », qui repose sur cinq types d’ancrage – social, socio-éducatif, socio-professionnel, familial et de seconde chance (pour les personnes qui n’auraient pas renouvelé leur titre de séjour). Les critères applicables pour la délivrance d’un premier titre ou son renouvellement sont assouplis (période travaillée et règles applicables au regroupement familial notamment). La réforme intègre aussi une régularisation temporaire pour les demandeurs d’asile déboutés qui auront la possibilité de faire une demande de titre de séjour sur un autre motif. Les droits des travailleurs saisonniers seront également renforcés.
Une exception en Europe
Depuis 1986, neuf campagnes de régularisations de personnes en situation irrégulière en Espagne ont été conduites par les gouvernements successifs. Une étude démontre les effets positifs de ces régularisations depuis 30 ans : l’emploi formel des personnes migrantes a augmenté sans affecter le marché de l’emploi de manière négative, l’impact sur les recettes fiscales est positif et à l’inverse, il n’y a « aucune preuve d’augmentation des dépenses publiques ». Par ailleurs, aucun accroissement des flux migratoires lié à la politique de régularisation n’a été constaté. Et l’immigration n’est plus au premier plan des préoccupations des Espagnols depuis 2007.
Les autorités espagnoles ont également signé des accords de « migration circulaire » avec la Mauritanie, la Gambie et le Sénégal depuis 2021, qui posent un cadre d’entrée régulière sur le sol espagnol en fonction des besoins de main-d’œuvre. Ces programmes d’embauche, majoritairement de saisonniers agricoles, permettent aux personnes de travailler jusqu’à neuf mois par an en Espagne pendant quatre années consécutives.
Le discours de l’Espagne sur la question migratoire fait figure d’exception au sein de l’Union européenne (UE), à rebours du durcissement opéré par de nombreux pays. Les effets positifs, notamment sur la croissance, sont notables. En 2024, le PIB de l’Espagne a augmenté de 3,2 %, un rythme quatre fois plus rapide que la moyenne européenne.
Mais l’Espagne n’est pas la seule à avoir recours à des processus de régularisation extraordinaires. Certains pays qui tiennent des discours anti-immigration et mettent en place des politiques très hostiles aux personnes migrantes, comme l’Italie, régularisent également des travailleurs et travailleuses étrangères pour combler la pénurie de main-d’œuvre de leur économie.
Au cours des 30 dernières années, les migrations ont eu des effets positifs sur l’économie européenne : hausse du PIB par habitant, des finances publiques, baisse du taux de chômage… Contrairement à ce qu’avancent les discours anti-immigration, la recherche établit que la régularisation de personnes sans-papiers ne crée pas de « désordre migratoire ».
Une vision « utilitariste » de la migration ?
Les politiques migratoires espagnoles des dernières décennies se sont adaptées aux besoins du marché du travail. Ces régularisations concernent majoritairement des emplois temporaires ou saisonniers, caractérisés par un travail informel et précaire. « Les arraigos […], c’est une bonne chose, cela permet à beaucoup de personnes de s’en sortir. Mais cette approche traduit en même temps une vision utilitariste de la migration, liée uniquement aux besoins économiques du pays », explique Élisa Brey, professeur de sociologie à l’Université Complutense de Madrid.
Dans une étude publiée le 19 février 2025, le ministère espagnol de l’inclusion, de la sécurité sociale et des migrations met en lumière les multiples inégalités et discriminations subies par la population d’origine étrangère dans le pays : difficultés d’accès aux services de santé, d’éducation, à l’emploi et au logement… « Il y a des jours où je regrette d’être venu ici » témoigne Ousmane, originaire du Sénégal.
Si l’Espagne facilite les régularisations par le travail, sa politique d’asile est plutôt restrictive. Selon les chiffres d’Eurostat, en 2024, le taux d’octroi de la protection internationale en Espagne était de 19,8% en première instance, pour une moyenne européenne de 42,5%. Mais 36,6% des demandes d’asile en Espagne ont finalement abouti à des titres de séjour pour motifs humanitaires, contre 8,9% dans l’UE. Moins protecteur que la protection internationale, ce titre permet aux personnes étrangères de rester un an sur le territoire, avant de le renouveler ou de demander un autre titre de séjour. « L’Espagne n’est pas traditionnellement un pays d’asile […]. Le pays a toujours basé sa politique migratoire sur les flux de travail, pas de protection » analyse Élisa Brey.
Dans le même temps, l’Espagne, seul pays européen possédant une frontière terrestre avec le continent africain, externalise le contrôle de ses frontières dans des pays tiers, comme récemment avec le Maroc et la Mauritanie. Et le gouvernement appelle la Commission européenne à avancer l’entrée en vigueur du Pacte européen sur la migration et l’asile, malgré la dégradation des droits des personnes migrantes qu’il implique.
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